Les aménagements raisonnables

Présentation d’UNIA et témoignage d’une expérience individuelle

FFSB, Namur, le 5 juin 2024

À partir de 2024, la FFSB organise « Les Quatre Matins ». Il s’agit d’un cycle annuel de quatre conférences de vulgarisation autour de questions spécifiques à la communauté sourde, dans son ensemble (i.e. les personnes sourdes, signantes ou non, et leurs proches respectifs). La première conférence proposée traite du droit aux aménagements raisonnables : ce mécanisme juridique est essentiel dans le quotidien des personnes sourdes et de leurs proches dans leur relation avec des prestataires publics ou privés. Pourtant, nombre d’individus concernés ne connaissent pas exactement ce droit fondamental : cette ignorance fragilise la légitimité de leur demande de participation par le truchement de ce mécanisme juridique. L’organisation d’une conférence de vulgarisation sur ce sujet s’avère donc essentielle pour la communauté sourde, largement comprise. Cette première conférence a été présentée par UNIA, avec le témoignage de Nadia (nom d’emprunt), suivis d’un échange nourri avec la salle. Le tout a été interprété en français-LSFB par une équipe d’interprètes . Après avoir discuté de l’aspect théorique du droit aux aménagements raisonnables, nous abordons les considérations pratiques et les difficultés concrètes liées à la mise en œuvre de ce droit fondamental.

I) Perspectives théoriques

L’aménagement raisonnable est un concept de droit positif.  Il s’agit d’un droit fondamental qui lie un titulaire individuel et un débiteur : alors que le premier bénéficie dudit droit, le second a la charge de le mettre en œuvre. Ce droit humain exprime le principe d’égalité et de non-discrimination dans le cadre de la participation des personnes en situation de handicap et de leurs proches à la vie de la société. Les principes d’égalité et de non-discrimination constituent les deux faces d’une même pièce : ils sont indissociables l’un de l’autre. Plus précisément, le principe de non-discrimination vient affiner celui d’égalité. Ainsi, selon ce double principe, un traitement égalitaire ne correspond pas nécessairement à un traitement identique. En effet, l’égalité consiste à garantir ˗ sauf justification légitime et circonstanciée ˗ un traitement comparable dans des situations similaires (comme le droit à un même enseignement pour les élèves blancs et noirs) et à offrir un traitement différent dans des situations dissemblables (comme dans le cas de l’offre différenciée de circuits sportifs en fonction du sexe ou encore de la situation de handicap). Le traitement différencié de situations comparables sans justifications appropriées est qualifié de discrimination active ; le traitement identique de situations différentes, sans justifications appropriées, est qualifié de discrimination passive. L’aménagement raisonnable est un mécanisme qui tend à garantir l’égalité en offrant un traitement différent (i.e. un accommodement matériel, temporel, spatial, communicationnel ou logistique) dans des situations dissemblables (handicap versus non-handicap) ; le refus injustifié d’un aménagement raisonnable s’assimile en droit à une discrimination passive et s’avère, par conséquent, prohibé.

La justification de certains traitements proposée par le débiteur permet, dans des situations très particulières, de modérer le double principe d’égalité et de non-discrimination pour ne pas en faire un droit absolu dans le chef des titulaires individuels. Par exemple, en raison d’un élément essentiel et déterminant pour une fonction professionnelle, on peut traiter différemment des catégories comparables (comme l’inaccessibilité de la prêtrise aux femmes et aux personnes intersexes dans le clergé catholique apostolique et romain). De même, on peut traiter de manière identique des situations différentes, tant que cela est valablement justifié en droit (par exemple, la Belgique propose un système de retraite identique pour tous les travailleurs et toutes les travailleuses, même si les femmes font plus souvent des interruptions de carrière ou occupent plus fréquemment des emplois à temps partiel que les hommes). En somme, le double principe d’égalité et de non-discrimination est caractérisé par quatre conditions cumulatives : un traitement (tantôt différencié, tantôt indifférencié) vis-à-vis d’une catégorie d’individus caractérisés par un critère juridiquement protégé, un domaine d’application matériel, un comportement interdit et une justification acceptable au regard de la législation en vigueur.

Le droit fondamental aux aménagements raisonnables est consacré par des sources juridiques internationales, européennes et nationales au profit de titulaires précis et de débiteurs clairement identifiés (A). En outre, le contenu de ce droit humain se fonde sur un dialogue en vertu duquel les intérêts de la personne handicapée et de son interlocuteur sont pris en compte (B). Comme tout droit fondamental, le mécanisme de l’aménagement raisonnable est, de surcroît, doté d’une portée qui implique, entre autres, des voies de recours judiciaires ou alternatives (C).

A) Les sources juridiques du droit à l’aménagement raisonnable, ses titulaires et ses débiteurs

Le droit à l’aménagement raisonnable se retrouve explicité dans trois ordres juridiques en particulier : l’ONU, l’Union européenne et le droit constitutionnel belge. Au niveau onusien, la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ci-après la CDPH) consacre le droit aux aménagements raisonnables qui relève expressément du droit à l’égalité et à la non-discrimination sur la base du handicap1. Cet instrument universel définit la discrimination fondée sur le handicap comme

  • toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap qui a pour objet ou pour effet de compromettre ou réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel, civil ou autres. La discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable2.

De même, la CDPH définit l’aménagement raisonnable comme

  • les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales3.

La relation étroite entre la discrimination sur la base du handicap et le refus d’aménagement raisonnables est donc pleinement assumée par l’Assemblée générale des Nations-Unies, l’organe législatif de l’ONU. Les Parties contractantes qui ont adopté la CDPH, dont l’Union européenne et la Belgique, doivent, en ce sens, tenir compte des définitions onusiennes de la notion d’aménagement raisonnable et de discrimination fondée sur le handicap. Par conséquent, la définition universelle du mécanisme de l’aménagement raisonnable s’applique aussi au sein de ces ordres juridiques respectifs dans le cadre du droit à l’égalité et à la non-discrimination. D’une part, le droit à un aménagement raisonnable peut aisément se déduire des articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui consacrent respectivement le droit à l’égalité et à la non-discrimination, notamment entre les personnes handicapées et les autres4. D’autre part, le droit à un aménagement raisonnable est expressément visé à l’article 22ter de la Constitution, dans le cadre duquel il forme l’une des modalités du droit à l’inclusion. Au surplus, le droit à un aménagement raisonnable peut être déduit des articles 10 et 11 de la Constitution, dédiés respectivement aux principes d’égalité et de non-discrimination.

Qui consacre un droit individuel à adapter un environnement donné, stipule nécessairement une obligation de fournir un tel accommodement. Or qui traite d’une telle relation juridique doit immanquablement s’intéresser aux acteurs en jeu, à savoir : les titulaires et les débiteurs du droit à un aménagement. En l’occurrence, les titulaires du droit en question sont toutes les personnes confrontées à une discrimination sur la base du handicap5. En d’autres termes, il s’agit de chaque personne confrontée à une situation de handicap : ces individus peuvent être concernés directement (par exemple, une personne sourde), par attribution (par exemple, lorsqu’on croit qu’une personne sourde non-signante est aussi muette) ou par association (comme dans le cas de proches-aidants ou encore des enfants entendants de parents sourds). En résumé, les aménagements raisonnables sont un mécanisme juridique antidiscriminatoire prévu spécifiquement pour les personnes en situation de handicap et leurs proches par le droit international, européen et constitutionnel. Vis-à-vis des titulaires, on retrouve les débiteurs qui sont chargés d’exécuter les aménagements raisonnables. Ces derniers sont multiples : autorités politiques, services publics, entreprises, associations, groupements, indépendants. Ainsi, la nature de la personnalité juridique (i.e. publique ou privée) du débiteur importe peu car ce qui compte est la relation entre ce dernier et la personne en situation de handicap, c’est-à-dire le titulaire. Cette relation va déterminer le contenu de l’aménagement et, en particulier, son caractère raisonnable.

B) Le contenu du droit à l’aménagement raisonnable

Le mécanisme de l’aménagement raisonnable est essentiellement un droit au dialogue entre un titulaire (une personne handicapée ou son proche) et son débiteur (qui peut être une personne physique ou morale, de droit privé ou de droit public) au sujet de l’accommodement d’un service, d’une activité ou d’un bien. La demande d’aménagement raisonnable peut ainsi être explicite (le titulaire informe son débiteur de son droit) ou s’avérer implicite (parce que le débiteur ne pourrait pas ignorer le droit du créancier, tant les besoins sont criants). Puisqu’il s’agit d’un droit à entamer un dialogue, l’aménagement raisonnable est un mécanisme réactif : celui-ci est activé dès le moment où la personne handicapée ou son proche exprime le besoin d’un accommodement auprès de son interlocuteur qui a l’obligation de le lui fournir. Par exemple, la personne sourde demande à un prestataire culturel la possibilité d’obtenir un aménagement à l’activité proposée au moment où elle le désire, et non dans un avenir plus lointain. Si le droit à l’aménagement raisonnable contribue à garantir l’accessibilité de la société auprès des personnes handicapées et de leurs proches, ce mécanisme juridique ne doit pas être confondu avec l’obligation de conception universelle. Cette dernière obligation est anticipative et exige des ressources beaucoup plus importantes, voire illimitées, mais étalées dans le temps long. À l’inverse, l’aménagement raisonnable s’inscrit dans le temps court et doit être mis immédiatement en œuvre, avec pour tempérament son caractère raisonnable, c’est-à-dire soumis au principe de proportionnalité au sens large.

Le principe de proportionnalité au sens large se décline en trois conditions cumulatives, à savoir : l’efficacité de l’aménagement demandé, sa nécessité ainsi que la balance des intérêts entre le titulaire et son débiteur (i.e. la proportionnalité au sens strict). L’efficacité concerne la question du caractère adéquat de l’aménagement demandé : dans quelle mesure l’accommodement requis permet de garantir la participation autonome de la personne handicapée ? Si la réponse à cette question est négative, alors l’aménagement n’est d’office pas raisonnable (mais l’insatisfaction de ce critère relève plutôt de l’hypothèse théorique car nulles sont les chances de rencontrer une personne handicapée demandant un accommodement qui ne lui serait en aucune manière profitable). Si la réponse est positive à cette première question, encore faut-il évaluer l’existence d’alternatives moins coûteuses (sur le plan financier, logistique, etc.) dans le chef du débiteur. Face à une demande précise du titulaire, le débiteur a donc la possibilité de formuler une contre-proposition tout aussi efficace, mais plus aisée dans son chef à mettre en place. Enfin, vient la troisième et dernière condition : la balance des intérêts (ou proportionnalité au sens strict). En vertu de cette balance, il faut comparer le coût de l’exclusion (causée par la non-participation d’un individu en situation de handicap) avec le coût de l’accessibilité (à l’origine de la participation effective de la personne handicapée). En ce sens, le débiteur doit considérer les ressources financières et budgétaires mobilisées, dont les éventuelles subventions publiques en faveur de l’accommodement de son activité ou du bien proposé. De même, le débiteur doit considérer les questions sécuritaires pour lui-même et ses éventuels employés, le titulaire ainsi que les parties tierces, le cas échéant. Par ailleurs, d’autres considérations, peuvent être amenées à peser dans la balance. Lorsque les critères d’efficacité, de nécessité et de proportionnalité au sens strict sont satisfaits tour à tour, alors l’aménagement est qualifié de raisonnable et doit, conséquemment, être mis immédiatement en œuvre.

C) La portée du droit à l’aménagement raisonnable

Alors que la conception universelle ne s’avère pas directement exigible par la personne handicapée ou son proche, l’aménagement raisonnable l’est : l’effet direct au sens strict caractérise la portée de ce droit fondamental. En ce sens, ce mécanisme est un droit humain opposable à tout un chacun (service public comme acteur privé) et peut être, en cas de litige, discuté devant, entre autres, un juge de la cessation en discrimination. Grâce à son lien intrinsèque avec le droit à l’égalité et à la non-discrimination, l’aménagement raisonnable bénéficie, en phase contentieuse, de l’inversion de la charge de la preuve : en cas de litige, il appartient au débiteur de démontrer que son refus d’octroyer l’aménagement raisonnable renvoie à des questions d’inefficacité de ce dernier, de l’existence d’alternatives, ou d’un coût sans rapport avec les avantages de la participation individuelle du titulaire. En d’autres termes, si le débiteur parvient à démontrer qu’une des trois conditions de la demande d’aménagement raisonnable n’est pas remplie par le titulaire, alors le refus est justifié. À l’inverse, si les trois critères cumulatifs sont rencontrés par la demande d’aménagement du titulaire, alors le refus sera considéré comme discriminatoire par le juge compétent.
Alternative à un coûteux recours en justice, le titulaire qui conteste le refus d’un aménagement par le débiteur peut aussi déposer un signalement gratuit auprès d’UNIA. Si cette instance publique n’a pas de pouvoir d’enquête, ni d’instruction, UNIA peut tout de même proposer une médiation entre le titulaire qui s’estime lésé et le débiteur contesté dans sa décision de refuser un aménagement. Au terme de la médiation, un accord peut être trouvé par les deux parties. Dans des cas exceptionnels, UNIA peut prendre l’initiative de saisir la justice seul ou aux côtés de la personne en situation de handicap (ou de son proche) contre le débiteur récalcitrant ; cet organisme public ne joue en aucune manière le rôle du juge.

II) Considérations pratiques

Sur le papier, le mécanisme de l’aménagement raisonnable parait réglé comme une horloge, mais dans la vie pratique, quelques grains de sables viennent pourtant s’y glisser. C’est, par exemple, le cas de Nadia dont le témoignage est assez illustratif. En l’espèce, l’intéressée est allée passer une journée dans un parc d’attraction avec un groupe d’amis sourds signants. Cependant, arrivés à la caisse et malgré les droits d’entrée déjà payés, le jeune préposé leur refuse l’accès en raison de l’absence d’une personne entendante pour les accompagner. Le groupe d’amis sourds est évidemment surpris par cette exigence incongrue. Pour quelles raisons exactes la présence d’un adulte entendant est-elle requise pour l’entrée d’un groupe d’adultes sourds à un parc d’attraction ? Le jeune préposé, un étudiant peu au fait des droits de sa clientèle, ne trouve la réponse ni sur le site, ni dans les conditions générales. Mais obtus, il maintient sa position : le groupe d’amis sourds ne peut entrer dans le parc d’attraction sans l’accompagnement d’une personne entendante. Face à un tel entêtement, le groupe d’amis demande – et cela relève de la plus élémentaire des logiques – à être remboursé puisque l’accès lui est refusé. Que nenni : le jeune vendeur refuse de rembourser et demande à la place lequel des joyeux drilles parle le mieux. Face à tant d’indélicatesse, expression d’un validisme consommé, le groupe proteste… en vain. Finalement, l’une des personnes sourdes cède et oralise bon gré, mal gré : l’accès au parc leur est soudainement autorisé, moyennant une décharge de responsabilité de l’entreprise. En effet, pour l’étudiant jobiste, il faut qu’une personne entendante accompagne les personnes sourdes et prenne sur ses épaules la responsabilité civile de ces dernières. Filoute, l’amie sourde ne signe aucune décharge, mais le groupe parvient tout de même à rentrer dans le parc d’attraction. Reste encore que toutes les activités du parc d’attraction ne sont pas accessibles aux personnes sourdes : quatre, en particulier, leur sont interdites, ce qui suscite derechef une vive frustration.

Après cette journée rocambolesquement validiste, Nadia décide de contacter la FFSB et UNIA en vue de déposer un signalement. Finalement, le signalement se fait en français écrit et la procédure suit son cours, moyennant une attente interminable, au point que Nadia demande à la FFSB de prendre le relais, une fois la réponse d’UNIA obtenue. Selon Nadia, deux pistes doivent être envisagées avec sérieux. D’une part, il faut arrêter d’obliger des personnes sourdes adultes d’être accompagnées par un adulte entendant. D’autre part, les sites internet des lieux de loisirs doivent être rendus accessibles au profit des personnes sourdes. Il faut savoir que le cas de Nadia n’est pas isolé. UNIA est au courant du fait que le parc d’attraction viole régulièrement les droits humains de sa clientèle en situation de handicap. Ainsi, dans d’autres signalements, les caissiers du parc d’attraction ont exigé de la part des enfants entendants de parents sourds, mineurs d’âge, leur signature de la décharge de responsabilité : en d’autres termes, d’être, de ce fait, responsables de leurs parents. C’est bien sûr totalement illégal puisque les enfants ne sont pas juridiquement capables de contracter, ni de prendre à leur charge la responsabilité d’autrui. Au-delà de l’aspect juridique, il s’agit d’une parentification, c’est-à-dire d’un processus où les rôles sont inversés, ce qui est problématique au regard du bon développement de l’enfant et de l’adolescent. La situation ici décrite est le fruit d’un système validiste qui disqualifie les personnes sourdes dans leur capacité et les entrave dans leur participation à la vie collective (ici, aux activités de loisirs). Cette situation est contraire aux droits humains des personnes sourdes6.

Deux obstacles, en particulier, sont identifiables dans le témoignage de Nadia : d’une part, la méconnaissance par les débiteurs ˗ en l’occurrence, le parc d’attraction ˗ des droits fondamentaux des personnes sourdes (A) et, d’autre part, les entraves à la déposition d’un signalement auprès d’UNIA ainsi que les difficultés liées à la procédure ad hoc (B)

A) La méconnaissance du droit par les débiteurs

Dans le cas de Madame Nadia, le problème a été la méconnaissance de ses droits par le débiteur, à savoir l’entreprise qui gère le parc d’attraction, via son préposé à la vente des tickets. Or, UNIA a reçu plusieurs plaintes de personnes sourdes ou concernées par d’autres situations de handicap à l’encontre de cette même entreprise. Le principal souci est, d’après UNIA, un problème de sensibilisation du personnel (principalement étudiant) à la fois vis-à-vis des personnes en situation de handicap et au sujet du règlement d’ordre intérieur propre à la société qui les emploie. Ce manque de sensibilisation en amont provoque des situations où l’étudiant-jobiste reçoit les personnes en situation de handicap à partir de ses propres préjugés, à défaut de solides connaissances des besoins de cette catégorie d’individus. Le résultat est un traitement stéréotypé, avec des conséquences juridiquement illicites ou absurdes (comme la décharge de responsabilité signée par un enfant) ainsi qu’une « vision paternaliste du handicap, avec une négation de l’autonomie de la personne handicapée » (selon UNIA), source de discrimination. Face à ce comportement désobligeant et juridiquement illégal, il est nécessaire que chaque personne qui en est victime porte plainte auprès du débiteur (par exemple, par mail) et, en parallèle, dépose un signalement auprès d’UNIA. En effet, c’est par le signalement qu’UNIA pourra être mis au courant des refus injustifiés d’aménagements raisonnables ou de toute autre forme de discrimination à l’encontre d’une personne handicapée. Dans le cas du parc d’attraction, le nombre de signalement était tellement élevé qu’UNIA est directement entré en contact avec l’entreprise afin de régler la question au plus vite et au mieux.

Depuis cette rencontre bilatérale, le parc d’attraction ne demande plus, en principe, la signature d’une décharge, mais rechigne toujours à mettre en place une accessibilité en langue des signes de ses sites numériques et physiques. Malgré le régime juridique contraignant du droit à l’aménagement raisonnable, cette entreprise, comme tant d’autres, tend à minimiser sa responsabilité et à nier, au choix, le caractère adéquat, nécessaire ou proportionné de l’accommodement demandé par la personne handicapée ou son proche. Un argument avancé par le parc d’attraction est le coût financier et l’impact organisationnel liés à la mise en œuvre de chaque aménagement raisonnable, qui demeure une solution circonstancielle et individuelle. Or, s’il est vrai que les aménagements raisonnables coutent marginalement plus cher, il appartient à l’entreprise de tout de même entamer le dialogue qui, lui, est gratuit et n’impacte pas défavorablement l’organisation quotidienne de l’entreprise. À supposer que cela soit le cas, il reste toujours la possibilité de proposer un parc d’attraction conçu de manière universelle : c’est un investissement conséquent qui, à termes, diminue le coût marginal de l’accessibilité des sites physique et numérique.

Il faut néanmoins noter que certaines attractions sont interdites aux personnes sourdes pour des questions de sécurité, conformément à la législation en vigueur. Dans pareille hypothèse, le parc d’attraction est en mesure de refuser de manière licite un aménagement demandé car la balance des intérêts (troisième condition de la proportionnalité au sens large) est trop défavorable en termes de sécurité pour le titulaire, le personnel de l’entreprise ou encore les parties tierces. Cependant, il est possible que le parc d’attraction fasse signer une décharge à la personne en situation de handicap – et à elle seule – en vue de lui permettre de quand même accéder à l’attraction. Dans ce cas, on reste bien dans le cadre de l’aménagement raisonnable, mais avec une décharge de responsabilité du prestataire sur les épaules du titulaire qui devra assumer seul les conséquences de son choix.

B) Les entraves à la déposition d’un signalement auprès d’UNIA

Suite au dialogue avec UNIA, le parc d’attraction ne demande plus, en principe, aux enfants entendants de parents sourds de signer une décharge au nom et pour le compte de leurs parents. Or, en avril 2024, un enfant entendant de parents sourds, mineur d’âge, a quand même dû signer une décharge. Les parents se sont alors tournés vers la FFSB plutôt que vers UNIA. Pourtant, l’association représentative des personnes sourdes n’est pas compétente pour traiter des signalements ou des plaintes liées à des situations de discriminations, à l’inverse d’UNIA dont c’est le cœur de métier. Cet exemple illustre une autre difficulté dans le cadre du droit à un aménagement raisonnable : le manque de connaissance des titulaires quant à leurs droits fondamentaux et aux moyens pour les voir garantis dans une société rétive à l’inclusion. En effet, nombre de personnes sourdes ignorent vers quel acteur ou organe se tourner lorsque leurs droits humains sont bafoués. Les personnes sourdes continuent de solliciter d’abord leurs pairs sourds, notamment via des associations propres à la communauté sourde (dont la FFSB, régulièrement sollicitée à ce sujet) ; cela indique un fossé entre les citoyennes et citoyens sourds, d’une part, et, d’autre part, les acteurs administratifs de la lutte pour l’égalité et contre les discriminations, à commencer par UNIA. D’un côté, ce fossé s’explique par plusieurs raisons et, d’un autre côté, provoque des difficultés procédurales qui résultent en un renoncement aux droits par les titulaires (non take-up).

Primo, ce manque de connaissance de leurs droits fondamentaux se traduit par une difficulté pour certaines personnes sourdes de se qualifier de personnes en situation de handicap. En effet, il n’est pas rare de rencontrer des personnes sourdes qui se revendiquent exclusivement sous l’angle de leur appartenance à une minorité linguistique et culturelle. Si pareille revendication identitaire peut se comprendre d’un point de vue anthropologique, cela demeure juridiquement un pari très risqué. En effet, en droit de l’égalité et de la non-discrimination, il est plus aisé de démontrer un refus injustifié d’aménagement raisonnable qu’une discrimination directe ou indirecte en matières linguistiques (d’autant plus qu’UNIA n’est pas compétente pour les discriminations linguistiques, problématique qui incombe exclusivement aux juges). En outre, le régime juridique de l’aménagement raisonnable est facilement employable par les personnes sourdes car il leur suffit de démontrer que l’emploi de la langue des signes ou le passage par l’écrit (selon le profil identitaire linguistique et culturel de chacun) est efficace, nécessaire et proportionné au sens strict. Stratégiquement, il est donc – pour une fois – plus avantageux de revendiquer en droit son statut de personne handicapée que son appartenance à une minorité linguistique et culturelle (notion juridique assurément controversée jusque dans le champ des experts de la question).

Secundo, une autre réelle difficulté ˗ qui semble largement sous-estimée par UNIA ˗ est la gageüre pour les personnes sourdes de récolter des preuves. En effet, rares sont les situations de flagrance en matière de discriminations. En particulier, lorsqu’il s’agit d’un refus d’aménagement raisonnable, les discussions vont surtout se concentrer sur le caractère nécessaire ou la balance des intérêts car ce sont les conditions avec lesquelles les débiteurs vont jouer pour manœuvrer à leur avantage. À défaut de preuves, c’est parfois simplement un faisceau d’indices ou une situation rocambolesque que peut rapporter la victime d’un refus d’aménagement raisonnable. Dans le cas de Nadia, ce n’est pas tant son histoire personnelle avec son groupe d’amis sourds que le nombre très important de signalements qui ont permis à UNIA de démarrer un processus de médiation auprès du parc d’attraction, mais sans la présence des victimes (ce qui est interpellant, au regard de l’esprit de dialogue qui anime le droit à un aménagement raisonnable)… UNIA rappelle ainsi qu’il est essentiel de déposer un signalement à chaque fois que l’on subit une discrimination, comme un refus injustifié d’aménagement, afin, pour cette administration, de collecter les données et les agréger en vue d’avoir une compréhension la plus pertinente possible de la réalité.

La méconnaissance des droits fondamentaux et les difficultés inhérentes à la récolte des preuves (sans compter la gestion de la charge émotionnelle liée à une discrimination) induisent une situation de découragement qui résulte dans un renoncement aux droits par les titulaires. Cette situation ˗ que l’on qualifie en anglais de non-take up ˗ se traduit à la fois par une démotivation à dialoguer avec des débiteurs négligents, à un désengagement quant à la participation à la vie de la société et, finalement, à un repli au sein de sa communauté, devenue une zone de confort dans laquelle le titulaire est considéré dans ses besoins et spécificités. Il appartient à l’État, au premier chef, et à la société civile (dont les associations de la communauté sourde), à titre subsidiaire, de sensibiliser les personnes sourdes et leurs proches à leurs droits fondamentaux ainsi qu’aux besoins de dépôts réguliers de signalements et de récolte de preuves à chaque fois que ces individus subissent des discriminations par des acteurs majeurs de la société, comme une administration ou encore, à l’instar de Nadia, une entreprise privée qui a pignon sur rue.

Conclusion

Le droit aux aménagements raisonnables est un mécanisme juridique essentiel pour toutes les personnes sourdes et leurs proches. En effet, ce droit leur garantit de participer aux divers aspects de la vie en société. En raison des trois conditions cumulatives qui le caractérisent, ce droit n’est pas absolu. Néanmoins, ces mêmes trois conditions permettent d’organiser le dialogue entre le titulaire et son débiteur. Ce dialogue constitue un aspect essentiel du droit à un aménagement raisonnable. Dans l’hypothèse où celui-ci est avorté par le débiteur, le titulaire peut déposer un signalement auprès d’UNIA qui relancera le dialogue dans le cadre d’une médiation prévue par la loi. En effet, un refus injustifié d’aménagement raisonnable est une discrimination aux yeux de la législation internationale, européenne et belge en vigueur. Dans le cadre d’une contestation par le titulaire (c’est-à-dire une personne handicapée ou, éventuellement, son proche), la charge de la preuve est renversée.

Toutefois, il peut être malaisé pour le titulaire de démontrer le caractère injustifié du refus de l’aménagement, tantôt en raison d’un manque de preuves, tantôt faute de connaissance de sa part au sujet de ses droits fondamentaux. Ces difficultés peuvent aboutir à un renoncement de l’exercice et de la jouissance de ses droits humains par le titulaire, renforçant ainsi sa vulnérabilité et son exclusion du reste de la collectivité. Il appartient donc à l’État de sensibiliser à la fois les personnes sourdes (ou, plus largement encore, les personnes handicapées) et leurs proches au sujet de leurs droits fondamentaux. De même, il appartient aux pouvoirs publics de sensibiliser davantage les débiteurs à propos de leurs obligations juridiques et des conséquences judiciaires qui pourraient résulter de leur refus d’octroyer un aménagement raisonnable.

1 CDPH, art. 5, §3.
2 CDPH, art. 2 al. 3.
3 CDPH, art. 2, al. 4.
4 Le droit à un aménagement raisonnable vient aussi renforcer le droit à l’inclusion visé à l’article 26 de ladite Charte.
5 CDPH, art. 1, al.2 et 2, al. 3.
6 En particulier, sont ici blessés le droit à l’égalité et à la non-discrimination, la capacité juridique de la personne sourde adulte et son droit de participer aux activités de loisirs, visés respectivement aux articles 5, 12, §2 et 30, §5 de la CDPH.

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Les aménagements raisonnables 

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Pour plus d’informations sur les aménagements raisonnables, voy. entre autres :
UNIA, Les aménagements raisonnables en 10 brochures, Les aménagements raisonnables en 10 brochures | Unia (consulté le 22 février 2023).